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Page:Verne - Les Tribulations d’un Chinois en Chine.djvu/203

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craig et fry voient la lune se lever.

Des hommes travaillaient aux champs. Des femmes tartares, reconnaissables aux couleurs roses et bleues de leurs vêtements, vaquaient aux travaux de la campagne. Des troupeaux de moutons jaunes à longue queue — une queue que Soun ne regardait pas sans envie ! — paissaient çà et là sous le regard de l’aigle noir. Malheur à l’infortuné ruminant qui s’écartait ! Ce sont, en effet, de redoutables carnassiers, ces accipitres, qui font une terrible guerre aux moutons, aux mouflons, aux jeunes antilopes, et servent même de chiens de chasse aux Kirghis des steppes de l’Asie centrale.

Puis, des nuées de gibier à plume s’envolaient de toutes parts. Un fusil ne fût pas resté inactif sur cette portion du territoire ; mais le vrai chasseur n’eût pas regardé d’un bon œil les filets, collets et autres engins de destruction, tout au plus dignes d’un braconnier, qui couvraient le sol entre les sillons de blé, de millet et de maïs.

Cependant, Kin-Fo et ses compagnons allaient au milieu des tourbillons de cette poussière mongole. Ils ne s’arrêtaient ni aux ombrages de la route, ni aux fermes isolées de la province, ni aux villages, que signalaient de loin en loin les tours funéraires, élevées à la mémoire de quelques héros de la légende bouddhique. Ils marchaient en file se laissant conduire par leurs chameaux, qui ont cette habitude d’aller les uns derrière les autres et dont une sonnette rouge, pendue à leur cou, régularisait le pas cadencé.

Dans ces conditions, aucune conversation possible. Le guide, peu causeur, gardait toujours la tête de la petite troupe, observant la campagne dans un rayon dont l’épaisse poussière diminuait singulièrement l’étendue. Il n’hésitait jamais, d’ailleurs, sur la route à suivre, même à de certains croisements, auxquels manquait le poteau indicateur. Aussi Fry-Craig, n’éprouvant plus de méfiance à son égard, reportaient-ils vite leur vigilance sur le précieux client de la Centenaire. Par un sentiment bien naturel, ils voyaient leur inquiétude s’accroître à mesure qu’ils se rapprochaient du but. À chaque instant, en effet, et sans être à même de le prévenir, ils pouvaient se trouver en présence d’un homme qui, d’un coup bien appliqué, leur ferait perdre deux cent mille dollars.

Quant à Kin-Fo, il se trouvait dans cette disposition d’esprit où le souvenir du passé domine les anxiétés du présent et de l’avenir. Il revoyait tout ce qu’avait été sa vie depuis deux mois. La constance de sa mauvaise fortune ne laissait pas de l’inquiéter très sérieusement. Depuis le jour où son correspondant de San-Francisco lui avait envoyé la nouvelle de sa prétendue