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situation compromise.

voir assis sur une haute chaise qu’on avait achetée exprès, et manger de si bel appétit.

« Hein !… c’est bon ? disait-elle.

— Oh ! oui, madame, répondit-il un jour, c’est bon comme ce qu’on mange à l’hospice, quand on est malade. »

Une observation : bien que P’tit-Bonhomme n’eût jamais reçu ce qu’on appelle des leçons de belles manières — et ce n’étaient ni Thornpipe ni même M. O’Bodkins qui auraient pu les lui enseigner — il était d’une nature réservée et discrète, d’un caractère doux et affectueux, qui avaient toujours contrasté avec les turbulences et les polissonneries des déguenillés de la ragged-school. Cet enfant se montrait supérieur à sa condition, ainsi qu’il était supérieur à son âge, par les façons et les sentiments. Si étourdie, si linotte qu’elle fût, miss Anna Waston n’avait point été sans en faire la remarque. De son histoire, elle ne connaissait que ce qu’il avait pu lui en raconter depuis l’époque où il avait été recueilli par le montreur de marionnettes. C’était donc bien et dûment un enfant trouvé. Pourtant, étant donné ce qu’elle appelait sa « distinction naturelle », miss Anna Waston voulut voir en lui le fils de quelque grande dame, d’après la poétique du drame courant, un fils que, pour une raison inconnue, sa position sociale l’avait contrainte d’abandonner. Et là-dessus, de s’emballer suivant son habitude, brodant tout un roman qui ne brillait guère par la nouveauté. Elle imaginait des situations que l’on pourrait adapter au théâtre… On en tirerait une pièce à grands effets de larmes… Elle la jouerait, cette pièce… Ce serait le plus magnifique succès de sa carrière dramatique… Elle s’y montrerait renversante, et pourquoi pas sublime… etc., etc. Et, lorsqu’elle était montée à ce diapason, elle saisissait son ange, elle l’étreignait comme si elle eût été en scène, et il lui semblait entendre les bravos de toute une salle…

Un jour, P’tit-Bonhomme, troublé par ces démonstrations, lui dit :

« Madame Anna ?…

— Que veux-tu, chéri ?