Page:Verne - Vingt mille lieues sous les mers.djvu/40

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Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger plus longtemps. L’Abraham-Lincoln n’avait rien à se reprocher, ayant tout fait pour réussir. Jamais équipage d’un bâtiment de la marine américaine ne montra plus de patience et plus de zèle ; son insuccès ne saurait lui être imputé ; il ne restait plus qu’à revenir.

Une représentation dans ce sens fut faite au commandant. Le commandant tint bon. Les matelots ne cachèrent point leur mécontentement, et le service en souffrit. Je ne veux pas dire qu’il y eut révolte à bord, mais après une raisonnable période d’obstination, le commandant Farragut comme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. Si dans le délai de trois jours, le monstre n’avait pas paru, l’homme de barre donnerait trois tours de roue, et l’Abraham-Lincoln ferait route vers les mers européennes.

Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d’abord pour résultat de ranimer les défaillances de l’équipage. L’Océan fut observé avec une nouvelle attention. Chacun voulait lui jeter ce dernier coup d’oeil dans lequel se résume tout le souvenir. Les lunettes fonctionnèrent avec une activité fiévreuse. C’était un suprême défi porté au narwal géant, et celui-ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de répondre à cette sommation « à comparaître ! »

Deux jours se passèrent. L’Abraham-Lincoln se tenait sous petite vapeur. On employait mille moyens pour éveiller l’attention ou stimuler l’apathie de l’animal, au cas où il se fût rencontré dans ces parages. D’énormes quartiers de lard furent mis à la traîne pour la plus grande satisfaction des requins, je dois le dire. Les embarcations rayonnèrent dans toutes les directions autour de l’Abraham-Lincoln, pendant qu’il mettait en panne, et ne laissèrent pas un point de mer inexploré. Mais le soir du 4 novembre arriva sans que se fût dévoilé ce mystère sous-marin.

Le lendemain, 5 novembre, à midi, expirait le délai de rigueur. Après le point, le commandant Farragut, fidèle à sa promesse, devait donner la route au sud-est, et abandonner définitivement les régions septentrionales du Pacifique.

La frégate se trouvait alors par 31° 15′ de latitude nord et par 136° 42′ de longitude est. Les terres du Japon nous restaient à moins de deux cents milles sous le vent. La nuit approchait. On venait de piquer huit heures. De gros nuages voilaient le disque de la lune, alors dans son premier quartier. La mer ondulait paisiblement sous l’étrave de la frégate.

En ce moment, j’étais appuyé à l’avant, sur le bastingage de tribord. Conseil, posté près de moi, regardait devant lui. L’équipage, juché dans les haubans, examinait l’horizon qui se rétrécissait et s’obscurcissait peu