Page:Vianey - Les Poèmes barbares de Leconte de Lisle, 1933.djvu/170

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dieu écoutant les plaintes de la nature et les calmant au son de la lyre. Mais du Runoïa il fait le type du poète tel qu’il l’entend, tel sans doute qu’il voudrait l’être.

Ce poète, suivant la tradition romantique[1], est un solitaire : il habite les collines sauvages. Mais le solitaire ne s’enferme pas dans sa retraite ; il « descend » de ses collines. Il en descend pour écouter les plaintes de la nature. Il entend la mer gronder, l’ours rugir, le bouleau pleurer, et ses cheveux alors flamboient, car il est un astre, un phare ; Hugo dirait : un mage. Il n’attend pas les confidences. Il les provoque. Il demande pourquoi tous se plaignent. L’arbre se plaint de n’avoir jamais assisté à une scène d’amour, la mer de ne pas savoir rire, l’ours de ne pouvoir être un doux agneau. Alors le chanteur prend sa lyre. Aussitôt l’arbre frémit, la mer rit aux éclats,


Et le grand Ours charmé se dressa sur ses pattes :
L’amour ravit le cœur du monstre aux yeux sanglants
Et, par un double flot de larmes écarlates,
Ruissela de tendresse à travers ses poils blancs.


Ce grand ours dressé sur ses pattes, ce monstre ravi d’amour, ces larmes rouges sur des poils blancs, tout ce spectacle de la dernière strophe risque de faire sourire les lecteurs français, de leur faire dire : comme l’on voit bien que l’auteur destine son Ours à figurer dans

  1. G. Deschamps a bien reconnu en Leconte de Lisle « l’héritier, malgré sa gravité impassible, de la tradition romantique ». La Vie et les Livres, 2e série, p. 213.