Page:Victoire de Donnissan de La Rochejaquelein - Mémoires de Madame la marquise de La Rochejaquelein, 1889.djvu/82

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plusieurs aristocrates dans la journée, et que ce serait cela de plus. Si M. de Lescure eût eu ses pistolets, il aurait pu le tuer, car nous étions tous les quatre seuls. Il demanda à l’homme, qui était ivre-mort, ce qu’il voulait à cette femme : c’était une ouvrière d’environ quarante ans ; l’autre répondit qu’il lui demandait le chemin des Tuileries, où il voulait aller tuer des Suisses. Effectivement il n’avait pas l’intention de la tuer, il ne voulait que savoir son chemin ; mais cette pauvre femme, au lieu de lui répondre, avait perdu la tête de frayeur, et s’était mise à courir. M. de Lescure, avec ce sang-froid que je n’ai vu à personne comme à lui, dit qu’il avait bien raison, que lui aussi allait au château. Cet homme causa longtemps, et de temps en temps il nous couchait en joue, tantôt disant qu’il le soupçonnait d’être aristocrate, et tantôt le priant de lui laisser tuer au moins cette femme. Il ne s’approchait pas assez de nous pour que M. de Lescure pût se jeter sur lui ; plus il nous disait de le laisser libre, plus nous le tenions de toutes nos forces, ne sachant ce que nous faisions. Enfin, M. de Lescure vint à bout de persuader cet homme qu’il allait aux Tuileries ; mais, autre embarras, il voulait y venir avec nous ; il s’en tira encore en lui disant : « J’ai ma femme avec moi, c’est une poltronne ; comme elle est près d’accoucher, je ne veux pas la contrarier ; elle veut que je la mène avant chez sa sœur, je vais la conduire et te rejoindre dans un moment. » Enfin, l’autre s’en va. Je supplie M. de Lescure de quitter le bois, nous allons sur le grand chemin qui sépare les Champs-Élysées, Jamais de ma vie le spectacle qui s’offrit à mes yeux ne sortira de ma tête : à droite et à gauche, nous avons les Champs-Élysées, où nous savions qu’on avait tué dans la journée plus de douze cents personnes ; il y règne la plus profonde obscurité ; en face sont les Tuileries en feu, d’où on entend des cris furieux, mêlés aux coups de fusil, et derrière nous, la barrière aussi en feu. La femme nous quitte, et nous voulons tourner à droite pour