Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/162

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immenses sépultures à la riche et verdoyante beauté de la moisson, qui, partout ailleurs maigre et aride en elle-même, ne produisait que de rares et misérables épis. Je dus faire alors une réflexion triste, mais qui n’est, hélas ! que trop vraie : c’est que les esclaves sont véritablement nés pour engraisser la terre. Toutes ces prussianerie 'me faisaient chaque jour mieux connaître et plus vivement désirer cette bienheureuse Angleterre.

Je me débarrassai en trois jours de ma seconde Berlinade ; je ne restai même à Berlin que pour m’y reposer un peu d’un si pénible voyage. Vers la fin de juillet, je partis pour Magdebourg, Brunswick, Gottingue, Cassel et Francfort. En entrant à Gottingue, qui possède une très-florissante Université, je rencontrai un petit âne, à qui je fis grande fête, n’en ayant point vu depuis un an que j’étais allé m’ensevelir au fond du Nord, où cet animal ne peut ni vivre ni se reproduire. Cette rencontre d’un âne italien avec un âne allemand, au sein d’une si fameuse Université, m’aurait sans doute inspiré alors quelque poésie joyeuse et originale, si j’avais eu une langue et une plume au service de mon esprit ; mais mon impuissance à écrire devenait chaque jour plus complète. Je me contentai donc d’y rêver intérieurement, et je passai de la sorte une journée fort divertissante, toujours seul, avec moi et mon âne. C’était pour moi chose rare qu’un jour de fête, accoutumé que j’étais à les passer tous dans la plus complète solitude, le plus souvent à ne rien faire, ne lisant pas, et sans jamais ouvrir la bouche.