Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/191

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encore les blessures d’un cœur trop déchiré, surtout lorsque je comparais mon premier amour en Hollande à cette passion d’Angleterre, et toujours rêvant, extravaguant, pleurant et me taisant, j’arrivai enfin seul à Paris. Cette ville immense ne me parut pas plus agréable à ma seconde visite qu’à la première ; je n’y cherchai aucune distraction. J’y restai environ un mois pour laisser passer les grandes chaleurs avant que de m’enfoncer dans l’Espagne. Durant ce nouveau séjour à Paris, j’aurais pu aisément voir et même fréquenter le célèbre J. J. Rousseau, au moyen d’un Italien de ma connaissance qui vivait avec lui dans une certaine intimité, et qui disait de lui-même que Rousseau le trouvait fort à son gré. Cet Italien voulait absolument me conduire chez le philosophe, et il me garantissait que nous étions faits pour nous plaire l’un à l’autre, Rousseau et moi. J’avais pour Rousseau une haute estime, plus encore pour la pureté, pour la fierté de son caractère et la sublime indépendance de sa conduite, que pour ses ouvrages, car le peu que j’avais pu en lire m’avait plutôt ennuyé. J’y voyais l’œuvre d’un génie tendu et affecté. Toutefois, comme je n’étais pas très-curieux de ma nature, et qu’avec infiniment moins de raison que Rousseau, je me sentais au cœur un orgueil tout aussi inflexible que le sien , je ne voulus jamais me plier à cette démarche dont l’issue pouvait être douteuse, ni me laisser présenter à un homme superbe, capricieux, et à qui, pour la moitié d’une impolitesse, j’en aurais rendu dix ;