Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/28

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ne la trouvera peut-être ni aussi ridicule ni aussi puérile qu’elle le parait.

1756. De ces bizarres effets d’un sentiment dont je n’avais encore aucune idée, mais qui déjà agissait si puissamment sur mon imagination, naissait dès lors, à ce qu’il me semble aujourd’hui, cette humeur mélancolique qui insensiblement s’empara de moi, et qui ensuite domina tous les autres côtés de mon caractère. Entre sept et huit ans, un jour que je me trouvais dans cette disposition mélancolique, dont la cause était peut-être aussi dans une santé faible, ayant vu sortir mon précepteur et le domestique, je m’élançai hors de ma petite chambre, qui, placée au niveau du sol, donnait sur une arrière-cour, autour de laquelle l’herbe croissait en abondance. Je me mis aussitôt à en arracher à pleines mains, et, la portant à ma bouche, à la mâcher et à en avaler autant que je pouvais, malgré son amertume et son âcreté. J’avais ouï dire je ne sais par qui, ni quand, ni comment, qu’il y avait une herbe appelée ciguë qui empoisonnait et qui faisait mourir. Jamais je n’ai eu la pensée ni la volonté de mourir, et je ne savais guère ce que c’était que la mort. Néanmoins, me laissant aller à je ne sais quel instinct naturel, mêlé d’une douleur dont la source m’était inconnue, je me jetai avidement sur cette herbe, dans la pensée qu’il s’y trouverait peut-être aussi de la ciguë ; mais, rebuté bientôt par l’intolérable amertume et la crudité d’une telle pâture, et me sentant l’envie de vomir, je me sauvai dans le jardin, qui était tout proche, et où, sans être