Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/59

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gre et toujours ayant quelque plaie là ou là sur le corps, j’étais devenu le jouet continuel de mes camarades, qui me donnaient le gracieux surnom de charrogne ; les plus spirituels et les plus humains y joignaient encore l’épithète de pourrie. Cet état de santé me causait d’affreuses mélancolies, et l’amour de la solitude s’enracinait en moi chaque jour davantage. Avec tout cela, en 1760, je passai en rhétorique. Ces indispositions multipliées me laissaient encore de loin en loin quelques petits loisirs pour l’étude, et il ne fallait pas grand effort pour mener à fin de pareilles classes. Mais le professeur de rhétorique n’ayant pas le talent de son confrère des humanités, quoiqu’il nous expliquât l’Énéide, et nous fit faire des vers latins, il me parut que, pour mon compte, je reculais au lieu d’avancer dans l’intelligence de la langue latine ; et puisque enfin je n’étais pas le dernier, j’en conclus qu’il en était des autres comme de moi. Pendant cette année de prétendue rhétorique, je me donnai la joie de reconquérir mon petit Arioste. Je le dérobai, volume par volume, au sous-prieur, qui l’avait greffé sur ses propres livres dans sa bibliothèque, où je les voyais exposés. Je trouvai l’occasion de les reprendre en allant dans sa chambre avec quelques autres privilégiés pour voir jouer au ballon de ses fenêtres. Car de cette chambre, située en face du batteur, on voyait beaucoup mieux le jeu que de nos galeries, qui étaient de côté. J’avais soin de rapprocher avec art les volumes voisins à mesure que j’en enlevais un, et ainsi j’eus le bonheur