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LIVRE II. — CHAPITRE II.

est visible à ce qui ne l’est pas. Contester les données des sens, c’était donc du même coup mettre la raison en interdit.

En fin de compte, il n’y a rien que l’homme puisse percevoir, rien qu’il puisse comprendre, rien qu’il puisse savoir. Tout est enveloppé de ténèbres. Rien ne serait moins digne d’un sage que de devancer par des affirmations téméraires la certitude qui lui manque : il doit s’abstenir et douter toujours. Par suite[1] ; Arcésilas passait ses journées à combattre toutes les assertions dogmatiques, et il apportait dans ces discussions une subtilité et une obstination que rien ne lassait[2].

Outre ces attaques contre la théorie de la connaissance des stoïciens, il est probable qu’Arcésilas s’est plus d’une fois égayé aux dépens de leur physique et de leur théologie. C’est ce qu’on peut conjecturer d’après un passage de Plutarque[3] : Arcésilas, pour se moquer de la formule stoïcienne suivant laquelle un corps qui se mêle à un autre corps le pénètre dans toutes ses parties (ϰράσεις δι’ ὅλων), disait que, si on coupe une jambe et si on la jette à la mer, où elle se décompose, la flotte d’Antigone ou celle de Xerxès pourront naviguer dans une jambe. De même, quand Tertullien[4] nous dit qu’Arcésilas distinguait trois sortes de dieux, il est vraisemblable qu’il s’agit d’une critique de la théologie stoïcienne ; mais nous n’avons sur ce point que des renseignements tout à fait insuffisants.


Cependant une grave difficulté se présentait : que faire et comment vivre, si on ne croit à rien, si on n’a pas d’idées arrêtées sur le bien et sur le mal, sur ce qui est utile ou nuisible ? Il semble, en effet, que la suspension du jugement doive entraîner la suspension de l’action, et qu’étant incertain dans ses opinions, on ne puisse être qu’irrésolu dans sa conduite ; l’une de ces abdications entraîne l’autre. Mais, d’un autre côté, l’inac-

  1. Cic., Ac., I, XII, 45.
  2. Cic., ibid.
  3. Adv. Colot., 26.
  4. Ad nation., II, 2.