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LIVRE II. — CHAPITRE III.

nous sont surtout connues par son fameux discours contre la justice, dont Cicéron avait fait une analyse dans le IIIe livre du De Republica, malheureusement perdu ; mais Lactance nous en a conservé quelques fragments ; en outre, on rencontre dans les ouvrages de Cicéron quelques-unes des critiques qu’il dirigeait contre la théorie stoïcienne.

La justice[1], disait-il à Rome, est d’institution humaine ; il n’y a point de droit naturel, antérieur et supérieur aux conventions conclues par les hommes, sans autre règle que leur intérêt. On voit en effet que le droit change suivant les temps et les pays. Si d’ailleurs il y avait une justice, ce serait une suprême folie ; car la loi de la nature pour tous les êtres vivants est de chercher ce qui leur est utile. Les peuples les plus puissants, à commencer par les Romains, n’ont aucun souci de la justice : autrement, ils rendraient tout ce qu’ils ont conquis et retourneraient à leurs chaumières.

Comme les États, les particuliers consultent plutôt leur intérêt que la justice. Un homme possède un esclave rebelle, ou une maison insalubre : il est seul à connaître ces défauts, et il veut vendre son esclave ou sa maison. Ira-t-il dire à l’acheteur que son esclave est rebelle, ou sa maison insalubre ? S’il le dit, il sera juste ; mais il sera aussi un fou, car il vendra à bas prix, ou ne vendra pas du tout. S’il ne le dit pas, il agira sagement, mais malhonnêtement. Carnéade citait plusieurs autres cas de conscience[2] ; ce sont les mêmes qu’on voit reparaître au troisième livre du De Officiis : il paraît avoir été indirectement le fondateur de la casuistique.

Jusqu’ici on peut être juste sans courir de grands dangers ; on ne meurt pas pour être pauvre. Mais voici des cas plus difficiles. Que fera l’honnête homme dans un naufrage, s’il voit un de ses compagnons, plus faible que lui, en possession d’une planche qui ne peut porter qu’un seul homme ? La lui enlèvera-t-il, surtout s’il s’est assuré qu’en pleine mer nul ne l’aperçoit ?

  1. Lact., Divin. Instit., V, 15.
  2. Fin., II, XVIII, 59.