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CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

Il l’enlèvera, s’il est sage ; s’il aime mieux périr, on l’appellera un juste, mais un fou. Dans une défaite, un homme est poursuivi par les ennemis : il rencontre un blessé installé sur un cheval ; le laissera-t-il aller, au risque de périr lui-même, ou le jettera-t-il à bas, pour échapper ? Dans le premier cas, il agira sagement et malhonnêtement ; honnêtement et follement dans le second.

Il n’y a point de justice, voilà la conclusion du discours de Carnéade. À en juger par cet échantillon de sa manière, on peut être tenté de croire qu’il faisait publiquement profession d’immoralité. Toutefois, il serait injuste de rester sur cette impression. D’abord, nous savons par des témoignages précis qu’avant d’attaquer les principes de la morale, Carnéade avait exposé en fort beau langage toutes les raisons qu’on peut invoquer en leur faveur, tous les arguments que Socrate, Platon, Aristote, Chrysippe avaient tant de fois développés. Si les documents dont nous disposons nous renseignent moins complètement sur ce premier discours, et le laissent un peu dans l’ombre, c’est sans doute parce que ces arguments étaient plus connus de tout le monde. Il ne paraît pas que Carnéade ait été moins éloquent le premier jour que le second ; son ambition ou sa coquetterie était d’exprimer avec une égale force le pour et le contre. Ses discours de Rome, si on voulait le juger d’après eux, prouveraient simplement l’indécision de sa pensée sur les questions de principes ; on ne saurait en conclure qu’il ait favorisé la thèse négative.

Mais sans vouloir abuser de distinctions subtiles, il semble bien qu’il faut ici faire une différence entre le philosophe et l’ambassadeur. L’ambassadeur se trouvait dans des conditions particulièrement délicates ; nous reviendrons plus loin sur ces discours de Rome quand nous aurons à apprécier la valeur propre et le caractère du philosophe. Pour le moment, c’est de son enseignement qu’il s’agit ; et on conviendra que pour s’en faire une juste idée, il faut connaître ce qu’il a dit à Athènes, bien plutôt que les discours qu’il a tenus à Rome.

Ici encore, nous savons qu’il a attaqué les stoïciens avec son