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Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/167

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CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

et Antipater[1]. Le bien, selon les stoïciens, consiste essentiellement à faire un choix raisonnable parmi les avantages naturels. Mais, objecte Carnéade, un choix raisonnable suppose une fin ; quelle est cette fin ? Il n’y en a pas d’autre, répondent-ils, que de bien raisonner dans le choix des actes conformes à la nature. Mais d’abord l’idée du bien apparaît et disparaît en même temps. Pour bien raisonner, il faut connaître la fin. Mais, comme la fin est de bien raisonner, il n’y a ni droite raison sans la fin, ni fin sans la droite raison : les deux notions nous échappent à la fois. En outre, chose encore plus grave, pour faire un choix raisonnable, il faut tenir compte de ce qui est bon, ou utile, ou propre à atteindre la fin ; car comment appeler raisonnable un choix qui s’arrêterait à des objets sans utilité, sans valeur, sans qualité qui les fasse préférer ? Diront-ils que le choix raisonnable doit porter sur des objets capables de contribuer au bonheur ? Mais, comme le bonheur est pour eux la droite raison, il faudra dire que la fin suprême est de bien raisonner dans le choix des objets capables de nous aider à bien raisonner. Admirable définition !

Antipater fut bien embarrassé. Il eut recours à des expédients et à des distinctions subtiles[2]. Finalement il dut, au moins sur un point, s’avouer vaincu ; il convint[3] que la bonne réputation, au lieu d’être, comme l’avait soutenu Chrysippe, chose indifférente, mérite d’être désirée et recherchée pour elle-même. Dès lors la vertu n’est plus le seul bien.

La question des consolations était encore une de celles que

  1. Nous empruntons cette argumentation à Plutarque (De comm. notit., XXVII, 8). Elle n’est pas expressément attribuée à Carnéade, mais le mot qui termine le passage de Plutarque : Ἐκεῖνον γὰρ (Ἀντίπατρον) ὑπὸ Καρνεάδου πιεζόμενον εἰς ταύτας καταδύεσθαι τὰς εὐρησιλογίας, semble bien indiquer que le fond au moins des arguments est emprunté à Carnéade. On peut même conjecturer que Plutarque s’est inspiré de ce philosophe en plus d’un passage de l’argumentation qui précède (XXVII, 1 et seq.). À cette polémique contre Antipater se rattache probablement l’opinion que Cicéron attribue souvent à Carnéade (Tusc., V, xxx, 84) : « Nihil bonum, nisi naturæ primis… frui. »
  2. Stob., Ecl., II, 136.
  3. Cic. Fin., III, xvii, 57.