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Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/192

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LIVRE II. — CHAPITRE IV.

qu’elle est en elle-même ; ils saisissent les objets, les choses, et non pas seulement les idées des choses. L’analyse psychologique a de nos jours définitivement écarté, semble-t-il, cette conception. Après les analyses de Berkeley, de Mill, de Taine, d’Helmholtz, c’est devenu un lieu commun de dire que la sensation n’est pas semblable à la cause qui la provoque, qu’elle est un état du sujet, que, si elle suppose une cause, cette cause ne pouvant la produire sans la participation du sujet, on ne peut jamais la considérer que comme une modification de ce sujet, en un mot qu’elle peut être le signe des objets extérieurs, qu’elle n’en est pas même l’image, la copie fidèle.

Carnéade n’a pas connu ces fines analyses ; encore faut-il rappeler que nous ne connaissons qu’une partie de son œuvre. Il n’est pas exagéré de dire qu’il les a pressenties : il est certain que, par un chemin peut-être différent, il est arrivé à la même conclusion. Si les sensations sont les copies fidèles des choses, il doit de toute nécessité y avoir autant de sensations spécifiquement distinctes qu’il y a de choses réelles ; par suite, des choses réelles, semblables d’ailleurs entre elles, deux œufs, deux jumeaux, deux cheveux, devront évoquer en nous des sensations distinctes et discernables. Peut-on dire qu’il en soit ainsi ? Et s’il n’en est pas ainsi, s’il nous arrive d’éprouver la même sensation en présence d’objets différents, il est impossible de soutenir que nous percevons l’objet lui-même : la théorie stoïcienne est atteinte à la racine. En vain les stoïciens ont-ils essayé de résister sur ce point ; ils n’ont rien opposé et ne pouvaient rien opposer de sérieux à cette formule de Carnéade. La représentation compréhensive n’est pas un critérium suffisant, puisqu’un objet qui n’est pas peut éveiller en nous une représentation aussi forte qu’un objet qui est réellement. De nos jours, n’est-ce pas aussi surtout par l’étude des erreurs des sens, des anomalies, que Berkeley et les autres ont été mis sur la voie de la vraie théorie de la connaissance ?

Le stoïcisme ruiné sur ce point, Carnéade n’a point cédé à la tentation, qui eût été irrésistible pour un sceptique, de se