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ÆNÉSIDÈME. — SON SCEPTICISME.

précis ne nous autorise à attribuer à Ænésidème la distinction que fait Sextus[1]. La seule distinction qu’ait faite Ænésidème est celle des signes sensibles et des intelligibles : or c’est par une erreur manifeste que Fabricius[2] confond cette distinction avec celle de Sextus ; car les épicuriens, qui n’admettent que des

  1. Natorp, dans un curieux et hardi chapitre de ses Forschungen der Geshichte des Erkenntnissproblems, p. 127 et seq. (Berlin, Hertz, 1886), soutient l’opinion contraire : ses arguments ne nous ont pas convaincu. Nous croyons avec Natorp que Sextus emprunte à Ænésidème la plupart de ses arguments contre les signes : mais de ce fait nous tirons une conclusion contraire. Il est vrai que Sextus confond le signe en général des stoïciens et le signe indicatif. Là-dessus, Philippson (De Ph. lib., p. 57) l’accuse de s’être contredit. Natorp le défend, mais le défend mal. Suivant lui, Sextus (P., II, 97-133 et M., VIII, 140-198) ne parle que du signe en général, et le passage P., II, 101, où ce signe est appelé ἐνδεικτικόν, est interpolé. Mais supposer une interpolation, c’est se tirer commodément d’affaire. La thèse de Natorp est d’ailleurs ouvertement contredite par le passage P., II, 103 : c’est bien du signe indicatif que veut parler Sextus. La solution est bien plus simple. C’est que partout où les stoïciens disent signe (sans qualification), Sextus entend signe indicatif, traduisant en son langage, qui était aussi celui des stoïciens de son temps, la pensée des anciens. Il est vrai que le signe des stoïciens ne rentre pas exactement dans la définition qu’il a donnée du signe indicatif. Mais ce n’est qu’une différence de forme. Au fond, le signe des stoïciens et le signe indicatif sont identiques : l’un et l’autre supposent entre le signe et la chose signifiée un lien nécessaire. C’est pourquoi le signe est ἐκκαλυπτικὸν τοῦ λήγοντος, ἐκ φύσεως ὑπαγορευτικὸν τοῦ σημειωτοῦ (M., VIII, 201). Ce signe est le seul qu’Ænésidème ait connu, quoique vraisemblablement il ne l’ait pas appelé indicatif. Et c’est pourquoi Diogène (IX, 96) dit simplement : Σημεῖον οὐκ εἶναι.

    Il n’y a pas à contester d’ailleurs que la distinction entre la science et l’opinion fondée sur la seule expérience soit antérieure à Ænésidème : c’est ce que prouve un texte de Platon (Rép., VII, 516, c) qui nous avait nous-même vivement frappé avant que Laas et surtout Natorp en eussent tiré d’importantes conséquences. Certainement Platon, et probablement les sophistes, ont connu une ἄτεχνος τριβή (Phædr., 260, E) fort voisine de l’ἀκολουθία τῶν σκεπτικῶν » (Sext., P., I, 237). Mais est-ce une raison pour attribuer, en l’absence d’un témoignage précis, à Ænésidème une théorie savante de l’expérience ? Nous ne trouvons aucune trace de la distinction platonicienne chez les académiciens. De plus, autre chose est distinguer la science et la routine, autre chose faire la théorie de cette routine, la substituer de propos délibéré à la science, en formuler les règles. Il ne paraît pas que les sophistes aient dépassé le premier de ces deux points de vue.

    Nous croyons avec Natorp qu’il y a dans le scepticisme une partie positive : mais nous ne la voyons que chez Sextus, nullement chez Ænésidème. Et si elle a été chez Ænésidème (ce qui n’est nullement impossible), nous n’avons, dans les documents dont nous disposons, aucune raison certaine de l’affirmer.

  2. Sext., P., II, 100, e.