Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
287
ÆNÉSIDÈME. — HÉRACLITÉISME.

surtout plus facile à défendre dans les discussions que le scepticisme radical de Protagoras, à un autre point de vue, on peut soutenir que ce dernier a une plus haute valeur philosophique. Peut-être n’est-il que juste de voir dans le pyrrhonisme un artifice de discussion plutôt qu’une doctrine sérieuse. Là où le pyrrhonien dit du bout des lèvres qu’il ne sait rien et n’est sûr de rien, on peut croire qu’au fond il est sûr qu’il n’y a rien de vrai : il déguise sa vraie pensée, pour ne pas faire scandale, pour ne pas choquer le sens commun. En tout cas, le scepticisme ainsi présenté a je ne sais quoi d’emprunté et de cauteleux qui pouvait ne pas convenir toujours à un esprit ferme et décidé. On dit que la vérité n’est pas encore découverte, mais qu’elle le sera peut-être un jour ; qu’il ne faut décourager personne ; qu’on ne sait pas ce qui peut arriver : c’est une sorte de pis-aller. N’est-il pas bien plus hardi et bien plus franc de dire, avec Protagoras, non seulement qu’on ne sait pas la vérité, mais qu’il n’y a pas de vérité et qu’on ne la saura jamais ? En s’exprimant ainsi, il pouvait se croire en progrès sur lui-même. Sans doute, il fallait pour cela abandonner la maxime pyrrhonienne et se décider à affirmer. Mais n’est-ce pas un sacrifice assez léger, après tout, que de se décider à affirmer une seule chose, pourvu que ce soit la négation de la science ? Ænésidème, bien différent de Socrate, ne sait qu’une chose : c’est qu’on ne peut rien savoir. Suivant un mot célèbre, la science consiste souvent à dériver l’ignorance de sa source la plus élevée, et on ne fait pas un crime à la science d’être sortie d’une ignorance. Le sceptique, lui aussi, n’a-t-il pas pu dériver son doute de la source la plus élevée ? Et si, à l’inverse du cas précédent, cette source est une connaissance, il lui pardonne d’être une certitude en considération des nombreuses incertitudes qu’elle autorise.

Dira-t-on qu’à ce compte Ænésidème ne devrait pas être appelé disciple d’Héraclite ? On donne pourtant ce nom à Protagoras, qui fut ouvertement sceptique. S’il suffit, pour le mériter, d’avoir adopté la maxime héraclitéenne, que les contraires coexistent dans la réalité, on doit sans hésiter le donner à Æné-