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LIVRE IV. — CHAPITRE II.

ou le son, mais n’atteignent pas ce qui est coloré ou sonore. Ils ne peuvent unir les diverses parties d’un sujet, car l’addition n’est pas une sensation. Enfin on sait avec quelle facilité ils se trompent.

La raison ne vaut guère mieux. Quelles différences entre la raison d’Héraclite et celle de Gorgias, l’un soutenant que tout est vrai, l’autre que rien n’est vrai ? Puis, avant de connaître la vérité, la raison devrait se connaître elle-même, comme l’architecte connaît le droit et l’oblique avant de se servir du compas ; or on a vu qu’elle ne se connaît pas. Enfin entre la raison et les choses se trouvent les sens qui interceptent la vue de la réalité. Séparée des choses visibles par la vue, des choses sonores par l’ouïe, la raison est comme emprisonnée, et ne peut sortir d’elle-même.

Réunir les sens à la raison ne conduit pas à un meilleur résultat. Raisonnant sur le fait que le miel paraît doux aux uns, amer aux autres, Démocrite conclut qu’il n’est ni l’un ni l’autre, Héraclite, qu’il a les deux qualités. De plus, les sens ne font pas connaître à la raison les choses elles-mêmes, mais seulement la manière dont ils sont affectés : la sensation de chaleur est autre chose que le feu, car elle ne brûle pas. Et les sensations fussent-elles semblables aux choses, la raison serait dans l’impossibilité de vérifier cette ressemblance.

Accordons pourtant, par grâce, que l’homme peut connaître la réalité : il est certain qu’elle lui apparaît toujours sous la forme d’une idée ou d’une sensation particulière. C’est le troisième sens du mot critérium, je veux dire l’application ou la détermination particulière de la sensation.

La sensation compréhensive des stoïciens, définie non pas grossièrement comme une impression faite sur la cire, mais ainsi que le voulait Chrysippe, comme une modification survenue dans la partie principale de l’âme, ne peut se comprendre. Comment les nouveaux changements, en s’ajoutant aux anciens, ne les font-ils pas disparaître ? De plus, si quelque chose subit un changement, ce ne peut être que ce qui subsiste ou ce qui ne