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LIVRE IV. — CHAPITRE III.

colonie, d’un bon sens pratique, auquel lord Mansfield recommande de rendre la justice sans jamais motiver ses arrêts, ne possèdent-ils pas une sorte de connaissance empirique fort analogue à celle dont Sextus admet la possibilité ? En considérant les lois comme des faits généralisés, en expliquant les principes les plus généraux de la science par l’association des idées qui n’est qu’un prolongement de l’expérience, les logiciens anglais ont bien, comme Sextus, la prétention de s’en tenir aux phénomènes et de n’y rien ajouter. Avec plus de précision et une analyse psychologique incomparablement supérieure à tout ce que Sextus pouvait tenter, Stuart Mill et M. Bain reprennent la même thèse ; leur phénoménisme est, au fond, la même chose que l’empirisme de Sextus.

C’est surtout contre la philosophie considérée comme science des causes et des substances, c’est-à-dire ce que nous appelons aujourd’hui la métaphysique, que sont dirigés les arguments des sceptiques ; et s’ils visent aussi toutes les sciences, s’ils attaquent les physiciens autant que les métaphysiciens, c’est que la science, telle qu’on la concevait alors, ne se séparait pas de la métaphysique ; elle procédait, comme elle, a priori et montrait le même dédain de l’expérience. Si les médecins sceptiques s’étaient trouvés en présence d’une science comme la physique moderne, fondée uniquement sur l’observation et l’étude directe des phénomènes, ils s’y seraient certainement ralliés. Leur langage est à peu près celui que tiennent aujourd’hui les positivistes : ne disent-ils pas que, s’il y a des substances et des causes, il est impossible d’en rien savoir et qu’il ne faut dire ni qu’elles sont, ni qu’elles ne sont pas ?

Les positivistes protesteraient peut-être contre le nom de sceptiques, et ils en auraient le droit, car ils affirment beaucoup, et quelquefois trop de choses. Les sceptiques, de leur côté, repoussaient le nom de savants. Mais la différence est ici dans les mots plutôt que dans les choses. Tout positiviste est sceptique, au sens où l’entendaient les médecins comme Sextus ; tout sceptique était positiviste, au sens que donnent aujourd’hui