Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/80

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
70
LIVRE I. — CHAPITRE III.

et on ne le voyait que rarement parmi les siens. Son unique préoccupation était de s’exercer à la pratique de la vertu. Un jour, on le surprit à parler seul, et comme on lui en demandait la raison, il répondit : « Je médite sur les moyens de devenir homme de bien. » Une autre fois[1], il était sur un vaisseau battu par la tempête ; tous les passagers étaient en proie à la plus vive épouvante. Seul, Pyrrhon ne perdit pas un instant son sang-froid et, montrant un pourceau à qui on venait de donner de l’orge et qui mangeait fort paisiblement : « Voilà, dit-il, le calme que doivent donner la raison et la philosophie à ceux qui ne veulent pas se laisser troubler par les événements. » Deux fois seulement son indifférence se trouva en défaut : la premier, c’est quand, poursuivi par un chien, il se réfugia sur un arbre[2], et comme on le raillait, il répondit qu’il était difficile de dépouiller tout à fait l’humanité et qu’on devait faire effort pour se mettre d’accord avec les choses par la raison, si on ne pouvait le faire par ses actions. Une autre fois, il s’était fâché contre sa sœur Philista, et comme on lui reprochait cette inconséquence : « Ce n’est pas d’une femme, répondit-il, que dépend la preuve de mon indifférence. » En revanche, il supporta des opérations chirurgicales avec une impassibilité et une indifférence qui ne se démentirent pas un moment. Il poussait même si loin l’indifférence qu’un jour, son ami Anaxarque étant tombé dans un marais, il poursuivit son chemin sans lui venir en aide, et comme on lui en faisait un reproche, Anaxarque lui-même loua son impassibilité. On peut ne pas approuver l’idéal de perfection que les deux philosophes s’étaient mis en tête ; il faut convenir du moins que Pyrrhon prenait fort au sérieux ses préceptes de conduite. La légende qui court sur son compte n’est pas authentique, et Diogène nous dit qu’elle avait provoqué les dénégations d’Ænésidème. Si elle l’était et si elle a un fond de vérité, il faudrait l’expliquer tout autrement qu’on ne fait d’ordinaire. Ce n’est pas par scepticisme, c’est par indifférence que

  1. Diog. L., 68, Cf. Plut., De prof. in virt., 11.
  2. Diog. L., loc. cit. Aristoc. ap. Euseb., loc. cit., XVIII, 26.