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Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/82

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LIVRE I. — CHAPITRE III.

pas l’admiration facile. Il est l’inventeur des Silles et persifla avec une malice impitoyable un grand nombre de philosophes, entre autres Platon ; seul, Pyrrhon trouva grâce devant lui. Quand Timon parle de son maître, c’est sur le ton de l’enthousiasme[1] : « Noble vieillard, s’écrie-t-il, Pyrrhon, comment et par quel chemin as-tu su échapper à l’esclavage des doctrines et des futiles enseignements des sophistes ? Comment as-tu brisé les liens de l’erreur et de la croyance servile ? Tu ne t’épuises pas à scruter la nature de l’air qui enveloppe la Grèce ni la nature et la fin de toutes choses ». Et ailleurs[2] : « Je l’ai vu simple et sans morgue, affranchi de ces inquiétudes avouées ou secrètes, dont la vaine multitude des hommes se laisse accabler en tous lieux par l’opinion et par les lois instituées au hasard ». « Pyrrhon, je désire ardemment apprendre de toi comment, étant encore sur la terre, tu mènes une vie si heureuse et tranquille, comment, seul parmi les mortels, tu jouis de la félicité des Dieux. »

Ces vers font naturellement penser à ceux où Lucrèce exprime si éloquemment son admiration pour Épicure : c’est le même sentiment, la même effusion de disciple enthousiaste. Mais encore faut-il remarquer que Lucrèce n’est pas un railleur de profession ; il y a loin du grave et sévère Romain au Grec spirituel et mordant, à l’esprit délié et subtil, prompt à saisir tous les ridicules et à démasquer toutes les affectations. En outre, Lucrèce n’avait pas connu personnellement Épicure ; Timon a vécu plusieurs années dans l’intimité de Pyrrhon. Quelle solide vertu il fallait avoir pour résister à une pareille épreuve, et quel plus précieux témoignage pourrait-on invoquer en l’honneur de Pyrrhon que le respect qu’il sut inspirer à l’ancien saltimbanque !

Il nous est bien difficile, avec nos habitudes d’esprit modernes, de nous représenter ce personnage où tout semble contradictoire et incohérent. Il nous est donné comme sceptique, et il l’est en effet ; pourtant ce sceptique est plus que stoïcien. Il ne

  1. Diog., 65.
  2. Euseb., Præp. ev., loc. cit.