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la garçonne

Alors, pour la première fois depuis son évasion, elle matérialisa, dans son cœur tourmenté, l’évidence. Elle n’avait rien conquis, avec la liberté. Son travail ? À quoi bon, s’il n’alimentait que sa désolation ? Elle n’avait trouvé dans le plaisir qu’un faux-semblant de l’amour. Si elle ne pouvait avoir d’enfant, que lui restait-il ?

Se leurrer plus longtemps ne servait à rien : tel était, dans sa netteté cruelle, le bilan du passé. Ruine dont elle n’avait rien sauvé. Pas même ce lien qui rattache, dans le malheur, aux heures d’autrefois, au mirage du nid familial…

Sa mère ? Elle l’avait revue deux ou trois fois, après la démarche de Plombino. Son père ? Elle avait également consenti à le recevoir, rue de la Boëtie. D’abord, elle avait éprouvé à ces rencontres, après la gêne des premiers moments, une sorte d’émotion presque douce… Le lien tenace des souvenirs lui avait paru distendu, non rompu. Elle se retrouvait enfant, joyeuse… Mais bien vite, elle avait senti qu’elle n’avait devant elle que des étrangers, hostiles sous le reproche de leur sourire.

Elle ne trouvait à leur dire que des banalités. Sinon elle se heurtait, aussitôt, au roc de l’incompréhension. Vite tous trois s’étaient lassés, eux trop vieux pour faire le pas nécessaire à la rattraper, — elle trop catégorique pour une simagrée superflue. À les reconnaître toujours ancrés dans leur ornière, plus puérils seulement sous leurs rides et leurs cheveux blancs, elle avait tristement senti le détachement définitif… Plus rien de commun entre eux, pas même leurs souffrances, — si différemment senties, et supportées !…