Aller au contenu

Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

VII LA VIE SUR LES PLATEAUX LIMONEUX

Ce limon est essentiellement le sol d’éducation agricole où se sont formées les habitudes qui ont permis plus tard de conquérir sur la forêt les terres argileuses et froides, et d’étendre ainsi le domaine nourricier dans lequel la France de l'histoire puisa sa force. La charrue ne risque pas de s'y heurter aux pierres ; elle trace librement de longs sillons sur ce terrain aplani et facile, où le laboureur put de bonne heure adopter la charrue à roues. Il était d’autant plus facile d’extraire la craie du sous-sol que, notamment dans le Santerre, aucun lit de pierres ou de rocailles ne la sépare du limon. Pour construire ses demeures, l’homme avait à sa disposition le limon même, ou pisé, dont il faisait avec un mélange de menue paille un torchis, reposant sur une base de silex, et appliqué sur des poutres en bois.

Depuis plus de vingt siècles la charrue fait donc pousser des moissons de blé sur ces croupes, livrées à sa domination exclusive. Le chemin se creuse dans le limon aux abords des éminences qu'occupent les villages. Entre les champs nus, sillonnés de routes droites, qui souvent sont des chaussées romaines, le regard est attiré çà et là, généralement au sommet des ondulations, par de larges groupes d’arbres, d’où émerge un clocher. De loin, dans la campagne désolée de l’hiver, ces agglomérations d’arbres, que la platitude de l’horizon permet d’apercevoir dans leur répartition quasi régulière, font des taches sombres qui feraient songer aux îles d’un archipel. En été ce sont des oasis de verdure entre les champs jaunis. C’est ainsi que s’annoncent, dans le Cambrésis, le Vermandois, le Santerre, les villages où se concentre la population rurale. Entre eux, presque pas de maisons isolées ; un moulin à vent, un arbre protestent à peine contre la solitude générale. C’est que, dans ce sol perméable, le niveau de l’eau est si bas qu’il faut creuser, jusqu’à 80 mètres parfois, des puits coûteux pour l’atteindre. Les habitants se serrent autour des puits et des mares.

Ces villages sont nombreux, à peine distants de 3 kilomètres les uns des autres. Plusieurs ont recherché les plaques de sable argileux dont l’humidité favorise la croissance des arbres. Ce sont des villages ou des bourgs ruraux, dont les noms souvent terminés en court (cortis) indiquent l’origine agricole. Presque invariablement ils se composent d’un noyau de bâtiments contigus, disposés sur le même type. C’est en réalité une agglomération de fermes, chacune avec sa cour carrée. On ne voit de la rue que la pièce principale de la ferme, la grange au mur nu percé d’une grande porte. En face d’elle, formant la face opposée de l’enceinte carrée qu’occupe la cour, la maison proprement dite, c’est-à-dire la partie réservée à l’habitation, suivie à son tour d’un verger et d’un plant où des peupliers s’élancent entre les arbres fruitiers. Le village est ainsi enveloppé d’arbres. Cette périphérie boisée qui embrasse plusieurs kilomètres donne l’illusion d’une étendue singulière. En réalité il est rare, même dans les parties les plus fertiles, que les groupes comprennent plus de quelques centaine d’habitants. Encore diminuent-ils aujourd’hui, à mesure que le sol exige moins de bras et que s’en vont les