Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/75

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de nous le montrer « tant mal en ordre qu’il ressemblait un cueilleur de pommes du pays de Perche ».

Chez tous, les favorises comme les déshérités, abondance et prospérité éveillent mêmes formes de désirs et d’idées. Le principal signe de luxe est l’abondance du linge, trait bien moins marqué chez nos voisins, Le mode de nourriture diffère peu chez la grande majorité des habitants ruraux de la France ; ni la cuisine même, en dépit de quelques ingrédients qui sont objets de litiges entre le Nord et le Midi. Le paysan champenois que Taine montre mangeant sa soupe à l’entrée de sa maison se trouverait en cette altitude et cette occupation partout en France. Quand on voit dans les tableaux des rares peintres qui n’ont pas dédaigné de peindre le paysan, les Lenain, l’attitude et la physionomie des ruraux du XVIIe siècle, on les reconnaît chez leurs descendants d’aujourd’hui. Ce sont bien les gestes lents de ces mangeurs de pain, sachant à l’occasion déguster le vin, assis autour d’une miche, pesamment sur leurs escabeaux de bois[1].

Le pain, avec des légumes et des végétaux, une nourriture animale dont la volaille et le porc font surtout les frais, telle est l’alimentation conforme à un sol où les céréales, avec les genres d’élevages qui en dépendent, tiennent la plus grande place. Le blé est l’aliment préféré des méridionaux de l’Europe, et précisément nos principales terres à blé sont au Nord. Autant le Français se distingue de l’Anglais et même de l’Allemand par son mode de nourriture, autant il se ressemble à lui-même sur ce point au Nord et au Sud. Pour les peuples germaniques qui nous avoisinent, notre paysan appréciateur de pain blanc, amateur de végétaux, et ingénieux dans l’art de les produire, est un objet d’attention et de curiosité. Dans son récit de la campagne de France, Gœthe remarque l’antagonisme des deux peuples au sujet du pain : « Pain noir et pain blanc sont la pierre de touche entre Français et Allemands » (das shibolet, das Feldgeschrei zwischen Deutschen und Franzosen). Nos pêcheurs bretons, tous plus ou moins jardiniers sur leur littoral doux et humide, font à Terre-Neuve l’étonnement des équipages anglais, en trouvant moyen de faire croître quelques salades sur cette côte stérile. Au XVIIe siècle nos réfugiés transformèrent par leurs cultures de légumes et de jardinage le triste Moabit, dans la sablonneuse banlieue de Berlin.

Une atmosphère ambiante, inspirant des manières de sentir, des expressions, des tours de langage, un genre particulier de sociabilité, a enveloppé les populations diverses que le sort a réunies sur la terre de France. Rien n’a plus fait pour en rapprocher les éléments. Il y a toujours quelque chose d’âpre dans le frottement des hommes de races diverses. Le Celte n’a pas pardonné à l’Anglo-Saxon, ni l’Allemand au Slave. Nés de l’orgueil, ces antagonismes s’excitent et s’exaspèrent par le voisinage. En France, rien de semblable. Comment se raidir contre une force insensible qui nous prend sans que nous nous en doutions, qui s’exhale du fond de nos habitudes et

  1. Repas de paysans (Louvre, salle La Caze, no 548).