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Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/95

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faut pas se laisser tromper par l’allure tranquille du relief extérieur dans les parties où le substratum primaire a plongé sous la surface. Ces croupes faiblement ondulées recouvrent un paysage souterrain étonnant par l’intensité des failles et des dislocations qu’il révèle. Les veines de houille plongent tout à coup, sont brusquement étranglées ou tranchées par les bancs de près qui les encadrent. C’est un massif tourmenté, énergiquement tordu et plissé, usé par les agents météoriques, qui se dérobe à peine sous une mince couverture récente. Il y a quelque chose de saisissant dans ce contraste et les réflexions qu’il éveille dans l’esprit de l’auteur de la Face de la Terre viennent naturellement à l’esprit : « La charrue, dit-il, creuse tranquillement son sillon sur l’emplacement des plus formidables cassures[1]. »


II L’ARDENNE

Ce que le sous-sol révèle seulement aux yeux du mineur dans la partie actuellement enfoncée du massif, les coupes naturelles des vallées le présentent à L’œil nu dans la partie actuellement émergée et saillante. Cette partie a un nom : c’est l’Ardenne. Vieux mot celtique qui, comme celui de Hardt, semble associer l’idée de hauteur à celle de forêt.

Vue de la large et fertile vallée de la Meuse entre Sedan et Mézières, la ligne de l’Ardenne se présente moins comme hauteur que comme forêt. Une ligne sombre et basse barre l’horizon. Depuis Hirson jusqu’à Sedan et au delà, elle frappe, elle obsède la vue par sa continuité. Et par-dessus la vallée riante où luisent les eaux, ce « fond d’Ardenne » donne l’impression d’un monde différent, plus froid, plus rude, moins hospitalier. Les coteaux calcaires qui, sur l’autre versant de la vallée, dessinent le pourtour du Bassin parisien, ne sont par endroits guère moins élevés que le bord immédiat qui leur fait face. N’importe : L’œil aperçoit et devine des campagnes entre les bois qui parsèment leurs flancs secs et rougeâtres[2] : il y retrouve les traits d’une topographie qu’on pourrait suivre tout le long de la Lorraine et de la Bourgogne : l’Ardenne, au contraire, semble la subite apparition de quelque fragment d’Europe archaïque.

La Meuse, en s’enfonçant dans le massif, permet d’en discerner la structure. Lorsqu’à Charleville elle quitte la direction de l’Ouest pour celle du Nord, elle enlace d’une boucle étroite un roc schisteux qui déjà tranche sur le paysage environnant. Désormais l’aspect de ses bords change, comme sa direction. La vallée se rétrécit entre des versants boisés : d’anciennes terrasses, plaquées d’alluvions anciennes, marquent à diverses hauteurs les phases du travail accompli par le fleuve à l’approche du bloc résistant où il s’engage. Toutefois, ce n’est qu’à Château-Regnault qu’entre les plis des

  1. Suess, La Face de la Terre (Das Antlitz der Erde). trad. française, t. I, chap. XII. (Paris, Armand Colin, 1897-1901, 3 vol.)
  2. Par exemple, à la Marfée, en face de Sedan.