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CORRESPONDANCE 467

Des hommes d’un esprit étendu, vieux amis que j’ai encore à soigner, comme si mon père me les eût légués, des femmes toutes maternelles pour moi, me montraient ainsi par leur bon ton qu’il y avait de meilleures leçons à recevoir que celles du matin et le soir me les faisait prendre en haine. — Cependant, les bulletins de Wagram et d’Eylau se lisaient à haute voix à la pension, on me menait au tambour, mes amis étaient hussards et cuirassiers ; cela monte la tête. Je voulus quitter le collège. Je m’enfonçai dans les logarithmes et toutes les mathématiques pour entrer à l’école polytechnique ; j’allais me jeter dans l’artillerie avant l’âge de la conscription. Vint 1814 ; me voilà mousquetaire à seize ans. Ce n’est que cela ! me dis-je, après avoir mis mes épaulettes. Ce n’est que cela ! — J’ai dit ce mot-là depuis de toute chose, et je l’ai dit trop tôt. De là ma tristesse, née avec moi, il est vrai, mais pas si profonde qu’à présent, et au fond assez douce et pleine de commisération pour mes frères de douleur, pour tous les prisonniers de cette terre, pour tous les hommes... Vous avez raison de vous représenter ma vie militaire comme vous faites, l’indignation que me causa toujours la suffisance dans les hommes si nuls qui sont revêtus d’une dignité ou d’une autorité me donna, dès le premier jour, une sorte de froideur révoltée avec les grades supérieurs et une extrême affabilité avec les inférieurs et les égaux. Cette froideur parut à tous les ministères possibles une opposition permanente, et ma distraction naturelle et l’état de somnambulisme où me jette en tout temps la poésie passèrent quelquefois pour du dédain de ce qui m’entourait. Cette bonne distraction était pourtant, comme elle l’est encore, ma plus chère ressource contre l’ennui, contre les fatigues mortelles dont on accablait mon pauvre corps si délicatement conformé et