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ALFRED DE VIGNY

qui aurait succombé à de plus longs services ; car. après treize ans, le commandement me causait des crachements de sang assez douloureux. La distraction me soutenait, me berçait, dans les rangs, sur les grandes routes, au camp, à cheval, à pied, en commandement même et me parlait à l’oreille de poésie et d’émotions . divines nées de l’amour, de la philosophie et de l’art. Avec une indifférence cruelle, le Gouvernement, à la tête duquel se succédaient mes amis et jusqu’à mes parents, ne me donna qu’un grade pendant treize ans, et je le dus à l’ancienneté, qui me fit passer capitaine à mon tour. Il est vrai que, dès qu’un homme de ma connaissance arrive au pouvoir, j’attends qu’il me cherche et je ne le cherche plus. J’étais donc bien déplacé dans l’armée et je portais la petite Bible que vous avez vue dans le sac d’un soldat de ma compagnie. J’avais Eloa, j’avais tous mes poèmes dans ma tête, ils marchaient avec moi, par la pluie, de Strasbourg à Bordeaux, de Dieppe à Nemours et à Pau, et quand on m’arrêtait, j’écrivais. J’ai daté chacun de mes poèmes du lieu où se posa mon front. Depuis la guerre d’Espagne, Cinq-Mars vivait dans ma tête ; j’étais comme le Jésus de Manzoni, se souvenant de l’avenir. et ce livre avenir, je n’avais pas le temps de l’écrire. Marié hors de l’armée, revenu à Paris (chère ville bien-aimée du Beauceron qu’on y apporta à deux ans ). je me hâtai d’écrire mon roman. Il me donna plus de renom qu’Eloa, qui me semble d’une nature plus rare, autant que je puis me juger moi-même. Je fis depuis ce que j’ai fait toujours, des esquisses qui font mes délices, et du milieu desquelles je tire de rares tableaux. Croiriez-vous que je les ai tellement accumulées que j’ai là, près de moi, une malle entière pleine de plans, de romans, d’histoires, de tragédies, de livres de toute forme et de toute nature...