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poèmes antiques et modernes

Mais je ne pus les suivre en leur douloureux cours.
Les murs étaient remplis et je vivais toujours.
Tout me devint alors obscurité profonde ;
Je n’étais rien pour lui, qu’était pour moi le monde ?
due m’importaient des temps où je ne comptais pas[1][2] ?
L’heure que j’invoquais, c’est l’heure du trépas.
Écoutez, écoutez : quand je tiendrais la vie
De l’homme qui toujours tint la mienne asservie,
J’hésiterais, je crois, à le frapper des maux
Qui rongèrent mes jours, brûlèrent mon repos ;
Quand le règne inconnu d’une impuissante ivresse
Saisit mon cœur oisif d’une vague tendresse.
J’appelais le bonheur, et ces êtres amis
Qu’à mon âge brûlant un songe avait promis[3].
Mes larmes ont rouillé mon masque de toiture,
J’arrosais de mes pleurs ma noire nourriture,
Je déchirais mon sein par mes gémissements[4],

  1. Byron, Le Prisonnier de Chillon, II (trad. Pichot) : Combien d’années dura ma captivité ? Hélas ! j’en perdis le compte au moment où je vis le dernier de mes frères s’affaiblir et expirer près de moi… — IX : Que s’est-il passé depuis ce moment ? je ne le sais point, et je ne l’ai jamais su. Je devins d’abord étranger à tout ce qui m’entourait, à l’air, à la lumière et même à l’obscurité. Je n’avais aucune pensée ; mon âme ne conservait aucun sentiment… Autour de moi tout était pâle et confus. Ce n’était pas la nuit, ce n’était pas le jour, ce n’était pas même la clarté du donjon, si odieuse à mes yeux fatigués ; c’était un vide absorbant l’espace, un chaos vague, où il n’y avait ni étoiles, ni terre, ni temps, ni lois, ni changements, ni bien, ni mal, mais le silence et une respiration sans mouvement, qui n’était ni la vie, ni la mort, une mer immobile et silencieuse, un abîme obscur et sans bornes. — XIII : Les mois, les jours, les années s’écoulèrent, mais je n’en tins pas compte.
  2. Var v. 159-160 : P1, Que m’importaient des temps où je ne comptais pas | L’heure que j’invoquais : c’est l’heure du trépas. Cette ponctuation inintelligible est rectifiée dans le texte donné par les Tablettes Romantiques.
  3. Var : M, Qu’en mon âme sans but la jeunesse avait mis.
  4. Var : M, Par les gémissemens,