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poèmes antiques et modernes

Ils sont petits et seuls, ces deux pieds dans la neige.
Derrière les vitraux dont l’azur le protège,
Le Roi pourtant regarde et voudrait ne pas voir[1],
Car il craint sa colère et surtout son pouvoir.

De cheveux longs et gris son front brun s’environne.
Et porte en se ridant le fer de la couronne[2] ;
Sur l’habit dont la pourpre a peint l’ample velours.
L’empereur a jeté la lourde peau d’un ours[3].


    « Éginhart, chapelain et secrétaire de Charlemagne… était aimé de tout le monde. Il le fut même ardemment d’Imma, fille de cet empereur, et il conçut aussi pour elle beaucoup de passion… Il se glissa de nuit à l’appartement de la Princesse… Il se voulait retirer avant la pointe du jour ; mais il s’aperçut que pendant qu’il s’était bien diverti avec Imma, il était tombé beaucoup de neige. Il craignit donc que la trace de ses pas ne le fit découvrir, et il s’entretint de son inquiétude avec la Princesse… Elle s’offrit de charger sur ses épaules son amant, et de le porter jusques au-delà de la neige. L’empereur avait passé cette nuit-là sans dormir… Il se leva de grand matin, et regardant par la fenêtre, il vit sa fille qui avait de la peine à marcher sous le fardeau qu’elle portait, et qui, après s’en être défaite, se retirait au plus vite. Il fut ému et d’admiration et de douleur… » Charlemagne assemble son conseil, et lui soumet le cas. « Les avis furent partagés : plusieurs conseillers opinèrent à une rude punition ; les autres, ayant bien pesé la chose, conseillèrent à l’empereur de la décider lui-même. Voici quelle fut sa décision. Il déclara qu’en châtiant Éginhart, il augmenterait plutôt la honte de sa famille qu’il ne la diminuerait, et qu’ainsi il aimait mieux couvrir cette ignominie sous le voile du mariage… On fit entrer le galant… Je vous donnerai ma fille, lui dit Charlemagne, cette porteuse qui vous chargea si bénignement sur son dos. Tout à l’heure on fit venir la Princesse, et on la mit entre les mains d’Éginhart, aussi bien dotée que le pouvait être la fille d’un si grand prince n. Vigny a pu lire ce conte un peu partout, en particulier dans l’Histoire de Charlemagne, de Gaillard, 1782, t. II, p. 554.

  1. Var : O, roi
  2. Gaillard, Histoire de Charlemagne, II, p. 124 : Il eut grand soin de joindre au titre de Roi des Français celui de Roi des Lombards… Il voulut, suivant l’usage des anciens rois de Lombardie, recevoir dans Modèce ou Monza, bourg voisin de Milan, la couronne de fer. — En note : C’était une couronne d’or, dans laquelle il y avait un cercle de fer incrusté.
  3. Ces détails paraissent provenir de la Vie de Charlemagne, d’Éginhard, par l’intermédiaire vraisemblablement de Gaillard, qui y renvoie