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Page:Vigny - Poèmes antiques et modernes, éd. Estève, 1914.djvu/267

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paris

Vers le but inconnu sans cesse elle s’avance.
On la nomme Paris, le pivot de la France.
Quand la vivante Roue hésite dans ses tours,
Tout hésite et s’étonne, et recule en son cours,
Les rayons effrayés disent au cercle : Arrête.
Il le dit à son tour aux cercles dont la crête
S’enchâsse dans la sienne et tourne sous sa loi.
L’un le redit à l’autre ; et l’impassible roi,
Paris, l’axe immortel, Paris, l’axe du monde,
Puise ses mouvements dans sa vigueur profonde,
Les communique à tous, les imprime à chacun,
Les impose de force, et n’en reçoit aucun[1].
Il se meut : tout s’ébranle, et tournoie et circule ;
Le cœur du ressort bat, et pousse la bascule ;
L’aiguille tremble et court à grand pas ; le levier
Monte et baisse en sa ligne, et n’ose dévier.
Tous marchent leur chemin, et chacun d’eux écoute
Le pas régulateur qui leur creuse la route.
Il leur faut écouter et suivre ; il le faut bien :
Car lorsqu’il arriva, dans un temps plus ancien,
Qu’un rouage isola son mouvement diurne,
Dans le bruit du travail demeura taciturne,
Et brisa, par orgueil, sa chaîne et son ressort,

  1. Shakespeare, Hamlet, III, 3, trad. Guizot (Rosencrantz expose au roi Claudius qu’il doit veiller soigneusement à la conservation de sa vie) : La vie isolée et privée est sujette à ce devoir d’employer la force et l’armure entière de l’esprit pour se préserver de toute atteinte ; mais bien plus encore cette âme au salut de laquelle se rattachent et se fient les vies de beaucoup d’autres. Le décès d’une majesté n’est pas une mort unique ; mais comme un gouffre, elle entraine avec elle tout ce qui est près d’elle. C’est une roue encore fixée au sommet de la plus haute montagne ; dans ses vastes rayons sont enchaînées et engagées dix mille menues pièces ; lorsqu’elle tombe, chaque petite accessoire, conséquence chétive, la suit dans sa bruyante ruine. Jamais ne sont seuls les soupirs du roi, mais toujours avec un gémissement public.