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SOUVENIRS

qui sentent bon, aux rochers sombres, aux bois mélancoliques pleins d’animaux silencieux et sauvages ; adieu aux grandes villes, au travail perpétuel des arts, à l’agitation sublime de toutes les pensées dans l’oisiveté de la vie, aux relations élégantes, mystérieuses et passionnées du monde ; il dit adieu à tout, et part. Il va trouver trois ennemis : l’eau, l’air et l’homme ; et toutes les minutes de sa vie vont en avoir un à combattre. Cette magnifique inquiétude le délivre de l’ennui. Il vit dans une perpétuelle victoire ; c’en est une que de passer seulement sur l’Océan et de ne pas s’engloutir en sombrant ; c’en est une que d’aller où il veut et de s’enfoncer dans les bras du vent contraire ; c’en est une que de courir devant l’orage et de s’en faire suivre comme d’un valet ; c’en est une que d’y dormir et d’y établir son cabinet d’étude. Il se couche avec le sentiment de sa royauté, sur le dos de l’Océan, comme saint Jérôme sur son lion, et jouit de la solitude qui est aussi son épouse.

— C’est grand, dit Timoléon ; et je remarquai qu’il posait la lettre sur la table.

— Et c’est l’amour du danger qui le nourrit, qui fait que jamais il n’est un moment désœuvré, qu’il se sent en lutte, et qu’il a un but. C’est la lutte qu’il nous faut toujours ; si nous étions en campagne, vous ne souffririez pas tant.

— Qui sait ? dit-il.