Page:Vigny - Servitude et grandeur militaires, 1885.djvu/12

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
8
SOUVENIRS

si je n’y eusse exercé une observation attentive et persévérante, qui faisait son profit de tout pour l’avenir. Je dois même à la vie de l’armée des vues de la nature humaine que jamais je n’eusse pu rechercher autrement que sous l’habit militaire. Il y a des scènes que l’on ne trouve qu’à travers des dégoûts qui seraient vraiment intolérables, si l’on n’était pas forcé par l’honneur de les tolérer.

J’aimai toujours à écouter, et quand j’étais tout enfant, je pris de bonne heure ce goût sur les genoux blessés de mon vieux père. Il me nourrit d’abord de l’histoire de ses campagnes, et, sur ses genoux, je trouvai la guerre assise à côté de moi ; il me montra la guerre dans ses blessures, la guerre dans les parchemins et le blason de ses pères, la guerre dans leurs grands portraits cuirassés, suspendus, en Beauce, dans un vieux château. Je vis dans la Noblesse une grande famille de soldats héréditaires, et je ne pensai plus qu’à m’élever à la taille d’un soldat.

Mon père racontait ses longues guerres avec l’observation profonde d’un philosophe et la grâce d’un homme de cour. Par lui, je connais intimement Louis XV et le grand Frédéric ; je n’affirmerais pas que je n’aie pas vécu de leur temps, familier comme je le fus avec eux par tant de récits de la guerre de Sept ans.

Mon père avait pour Frédéric II cette admira-