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DE SERVITUDE MILITAIRE.

tion éclairée qui voit les hautes facultés sans s’en étonner outre mesure. Il me frappa tout d’abord l’esprit de cette vue, me disant aussi comment trop d’enthousiasme pour cet illustre ennemi avait été un tort des officiers de son temps ; qu’ils étaient à demi vaincus par là, quand Frédéric s’avançait grandi par l’exaltation française ; que les divisions successives des trois puissances entre elles et des généraux français entre eux l’avaient servi dans la fortune éclatante de ses armes ; mais que sa grandeur avait été surtout de se connaître parfaitement, d’apprécier à leur juste valeur les éléments de son élévation, et de faire, avec la modestie d’un sage, les honneurs de sa victoire. Il paraissait quelquefois penser que l’Europe l’avait ménagé. Mon père avait vu de près ce roi philosophe, sur le champ de bataille de Clostercamp et de Crefeld, où son frère, l’aîné de mes sept oncles, avait été emporté d’un boulet de canon ; il avait été reçu souvent par le Roi, sous la tente prussienne, avec une grâce et une politesse toutes françaises, et l’avait entendu parler de Voltaire et jouer de la flûte après une bataille gagnée. Je m’étends ici presque malgré moi, parce que ce fut le premier grand homme dont me fut tracé ainsi, en famille, le portrait d’après nature, et parce que mon admiration pour lui fut le premier symptôme de mon inutile amour des armes, la cause première d’une des