Page:Vigny - Servitude et grandeur militaires, 1885.djvu/127

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artir, mon fils ? me dit-il en me prenant les deux mains ; mais songe donc que la plus grande dame de l’Europe n’a parlé ainsi à un petit paysan comme toi que par distraction, et ne sait seulement pas ce qu’elle t’a dit. Si on lui racontait que tu as pris cela pour un ordre ou pour un horoscope, elle dirait que tu es un grand benêt, et que tu peux être jardinier toute la vie, que cela lui est égal. Ce que tu gagnes en jardinant, et ce que tu gagnerais en enseignant la musique vocale, t’appartiendrait, mon ami ; au lieu que ce que tu gagneras dans un régiment ne t’appartiendra pas, et tu auras mille occasions de le dépenser en plaisirs défendus par la religion et la morale ; tu perdras tous les bons principes que je t’ai donnés, et tu me forceras à rougir de toi. Tu reviendras (si tu reviens) avec un autre caractère que celui que tu as reçu en naissant. Tu étais doux, modeste, docile ; tu seras rude, impudent et tapageur. La petite Pierrette ne se soumettra certainement pas à être la femme d’un mauvais garnement, et sa mère l’en empêcherait quand elle le voudrait ; et moi, que pourrai-je faire pour toi, si tu oublies tout à fait la Providence ? Tu l’oublieras, vois-tu, la Providence, je t’assure que tu finiras par là. »

Je demeurai les yeux fixés sur mes sabots et les sourcils froncés en faisant la moue, et je dis, en me grattant la tête :