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SOUVENIRS

plus complètes déceptions de ma vie. Ce portrait est brillant encore, dans ma mémoire, des plus vives couleurs, et le portrait physique autant que l’autre. Son chapeau avancé sur un front poudré, son dos voûté à cheval, ses grands yeux, sa bouche moqueuse et sévère, sa canne d’invalide faite en béquille, rien ne m’était étranger ; et, au sortir de ces récits, je ne vis qu’avec humeur Bonaparte prendre chapeau, tabatière et geste pareils ; il me parut d’abord plagiaire : et qui sait si, en ce point, ce grand homme ne le fut pas quelque peu ? qui saura peser ce qu’il entre du comédien dans tout homme public toujours en vue ? Frédéric II n’était-il pas le premier type du grand capitaine tacticien moderne, du roi philosophe et organisateur ? C’étaient là les premières idées qui s’agitaient dans mon esprit, et j’assistais à d’autres temps racontés avec une vérité toute remplie de saines leçons. J’entends encore mon père tout irrité des divisions du duc de Soubise et de M. de Clermont ; j’entends encore ses grandes indignations contre les intrigues de l’OEil-de-Bœuf, qui faisaient que les généraux français s’abandonnaient tour à tour sur le champ de bataille, préférant la défaite de l’armée au triomphe d’un rival ; je l’entends tout ému de ses antiques amitiés pour M. de Chevert et pour M. d’Assas, avec qui il était au camp la nuit de sa mort. Les yeux qui les avaient vus mirent leur