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SOUVENIRS

que nous ne risquions rien en faisant semblant de nous reposer, et que l’immobilité n’était pas un mal sérieux en France. Cette impression nous dura autant qu’a duré la Restauration. Chaque année apportait l’espoir d’une guerre, et nous n’osions quitter l’épée, dans la crainte que le jour de la démission ne devînt la veille d’une campagne. Nous traînâmes et perdîmes ainsi des années précieuses, rêvant le champ de bataille dans le Champ-de-Mars, et épuisant dans des exercices de parade et dans des querelles particulières une puissante et inutile énergie.

Accablé d’un ennui que je n’attendais pas dans cette vie si vivement désirée, ce fut alors pour moi une nécessité que de me dérober, dans les nuits, au tumulte fatigant et vain des journées militaires : de ces nuits, où j’agrandis en silence ce que j’avais reçu de savoir de nos études tumultueuses et publiques, sortirent mes poëmes et mes livres ; de ces journées, il me reste ces souvenirs dont je rassemble ici, autour d’une idée, les traits principaux. Car, ne comptant pour la gloire des armes ni sur le présent, ni sur l’avenir, je la cherchais dans les souvenirs de mes compagnons. Le peu qui m’est advenu ne servira que de cadre à ces tableaux de la vie militaire et des mœurs de nos armées, dont tous les traits ne sont pas connus.