Page:Vigny - Servitude et grandeur militaires, 1885.djvu/186

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arrivé une fois de m’imaginer que je verrais celles de la mer du Sud, mais j’étais destiné à ne pas changer d’hémisphère. — N’importe ! le temps est superbe : les Parisiens dorment ou font semblant. Aucun de nous n’a mangé ni bu depuis vingt-quatre heures ; cela rend les idées très nettes. Je me souviens qu’un jour, en allant en Espagne, vous m’avez demandé la cause de mon peu d’avancement ; je n’eus pas le temps de vous la conter ; mais ce soir je me sens la tentation de revenir sur ma vie que je repassais dans ma mémoire. Vous aimez les récits, je me le rappelle, et, dans votre vie retirée, vous aimerez à vous souvenir de nous. — Si vous voulez vous asseoir sur ce parapet du boulevard avec moi, nous y causerons fort tranquillement, car on me paraît avoir cessé pour cette fois de nous ajuster par les fenêtres et les soupiraux de cave. — Je ne vous dirai que quelques époques de mon histoire, et je ne ferai que suivre mon caprice. J’ai beaucoup vu et beaucoup lu, mais je crois bien que je ne saurais pas écrire. Ce n’est pas mon état, Dieu merci ! et je n’ai jamais essayé. — Mais, par exemple, je sais vivre, et j’ai vécu comme j’en avais pris la résolution (dès que j’ai eu le courage de la prendre), et, en vérité, c’est quelque chose. — Asseyons-nous. »

Je le suivis lentement, et nous traversâmes le bataillon pour passer à gauche de ses beaux