Page:Vigny - Servitude et grandeur militaires, 1885.djvu/234

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passé si peu de temps en Angleterre, que je ne la connais que par la carte. La patrie est un être idéal que je n’ai fait qu’entrevoir, mais que je sers en esclave et qui augmente pour moi de rigueur à mesure que je deviens plus nécessaire. C’est le sort commun et c’est même ce que nous devons le plus souhaiter que d’avoir de telles chaînes ; mais elles sont quelquefois bien lourdes. »

Il s’interrompit un instant et nous nous tûmes tous deux, car je n’aurais pas osé dire un mot, voyant qu’il allait poursuivre.

— « J’ai bien réfléchi, me dit-il, et je me suis interrogé sur mon devoir quand je vous ai eu à mon bord. J’aurais pu vous laisser conduire en Angleterre, mais vous auriez pu y tomber dans une misère dont je vous garantirai toujours et dans un désespoir dont j’espère aussi vous sauver ; j’avais pour votre père une amitié bien vraie, et je lui en donnerai ici une preuve ; s’il me voit, il sera content de moi, n’est-ce pas ? »

L’Amiral se tut encore et me serra la main. Il s’avança même dans la nuit et me regarda attentivement, pour voir ce que j’éprouvais à mesure qu’il me parlait. Mais j’étais trop interdit pour lui répondre. Il poursuivit plus rapidement :

« J’ai déjà écrit à l’Amirauté pour qu’au premier échange vous fussiez renvoyé en France. Mais cela pourra être long, ajouta-t-il, je ne vous le cache pas ; car, outre que Bonaparte s