Page:Vigny - Servitude et grandeur militaires, 1885.djvu/251

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L’Amiral me conduisit encore à Gibraltar le lendemain, pour mon malheur. Nous y devions passer huit jours. — Le soir de l’évasion arriva. — Ma tête bouillonnait et je délibérais toujours. Je me donnais de spécieux motifs et je m’étourdissais sur leur fausseté ; il se livrait en moi un combat violent ; mais, tandis que mon âme se tordait et se roulait sur elle-même, mon corps, comme s’il eût été arbitre entre l’ambition et l’honneur, suivait, à lui tout seul, le chemin de la fuite. J’avais fait, sans m’en apercevoir moi-même, un paquet de mes hardes, et j’allais me rendre, de la maison de Gibraltar où nous étions, à celle du rendez-vous, lorsque tout à coup je m’arrêtai, et je sentis que cela était impossible. — Il y a dans les actions honteuses quelque chose d’empoisonné qui se fait sentir aux lèvres d’un homme de cœur sitôt qu’il touche les bords du vase de perdition. Il ne peut même pas y goûter sans être prêt à en mourir. — Quand je vis ce que j’allais faire et que j’allais manquer à ma parole, il me prit une telle épouvante que je crus que j’étais devenu fou. Je courus sur le rivage et m’enfuis de la maison fatale comme d’un hôpital de pestiférés, sans oser me retourner pour la regarder. — Je me jetai à la nage et j’abordai, dans la nuit, l’Océan, notre vaisseau, ma flottante prison. J’y montai avec emportement, me cramponnant