Page:Vigny - Servitude et grandeur militaires, 1885.djvu/258

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parlait sans les regarder, et, de temps à autre, étendant la main pour recevoir une boîte d’or que l’un d’eux lui donnait et reprenait. Crescentini chantait les Horaces, avec une voix de séraphin qui sortait d’un visage étique et ridé. L’orchestre était doux et faible, par ordre de l’Empereur ; voulant peut-être, comme les Lacédémoniens, être apaisé plutôt qu’excité par la musique. Il lorgna devant lui, et très souvent de mon côté. Je reconnus ses grands yeux d’un gris vert, mais je n’aimai pas la graisse jaune qui avait englouti ses traits sévères. Il posa sa main gauche sur son œil gauche, pour mieux voir, selon sa coutume ; je sentis qu’il m’avait reconnu. Il se retourna brusquement, ne regarda que la scène, et sortit bientôt. J’étais déjà sur son passage. Il marchait vite dans le corridor, et ses jambes grasses, serrées dans des bas de soie blancs, sa taille gonflée sous son habit vert, me le rendaient presque méconnaissable. Il s’arrêta court devant moi, et, parlant au colonel qui me présentait, au lieu de m’adresser directement la parole :

« Pourquoi ne l’ai-je vu nulle part ? — encore lieutenant ?

— Il était prisonnier depuis 1804.

— Pourquoi ne s’est-il pas échappé ?

— J’étais sur parole, dis-je à demi-voix.

— Je n’aime pas les prisonniers, dit-il ; on se