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SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

on me donna le commandement d’un brick de guerre nommé le Marat.

Le 28 fructidor 1797, je reçus l’ordre d’appareiller pour Cayenne. Je devais y conduire soixante soldats et un déporté qui restait des cent quatre-vingt-treize que la frégate la Décade avait pris à bord quelques jours auparavant. J’avais ordre de traiter cet individu avec ménagement, et la première lettre du Directoire en renfermait une seconde, scellée de trois cachets rouges, au milieu desquels il y en avait un démesuré. J’avais défense d’ouvrir cette lettre avant le premier degré de latitude nord, du vingt-sept au vingt-huitième de longitude, c’est-à-dire près de passer la ligne.

Cette grande lettre avait une figure toute particulière. Elle était longue, et fermée de si près que je ne pus rien lire entre les angles ni à travers l’enveloppe. Je ne suis pas superstitieux, mais elle me fit peur, cette lettre. Je la mis dans ma chambre sous le verre d’une mauvaise petite pendule anglaise clouée au-dessus de mon lit. Ce lit-là était un vrai lit de marin, comme vous savez qu’ils sont. Mais je ne sais, moi, ce que je dis : vous avez tout au plus seize ans, vous ne pouvez pas avoir vu ça.

La chambre d’une reine ne peut pas être aussi proprement rangée que celle d’un marin, soit dit sans vouloir nous vanter. Chaque chose a sa pe-