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DE SERVITUDE MILITAIRE.

Il restait toujours le front sur ses mains, sans répondre. Cela l’inquiéta un peu, la bonne petite, et elle passa sa jolie tête hors du hamac, comme un oiseau hors de son nid, et le regarda la bouche entr’ouverte, n’osant plus parler.

Enfin il lui dit :

— Eh ! ma chère Laure, à mesure que nous avançons vers l’Amérique, je ne puis m’empêcher de devenir plus triste. Je ne sais pourquoi, il me paraît que le temps le plus heureux de notre vie aura été celui de la traversée.

— Cela me semble aussi, dit-elle ; je voudrais n’arriver jamais.

Il la regarda en joignant les mains avec un transport que vous ne pouvez pas vous figurer.

— Et cependant, mon ange, vous pleurez toujours en priant Dieu, dit-il ; cela m’afflige beaucoup, parce que je sais bien ceux à qui vous pensez, et je crois que vous avez regret de ce que vous avez fait.

— Moi, du regret ! dit-elle avec un air bien peiné ; moi, du regret de t’avoir suivi, mon ami ! Crois-tu que, pour t’avoir appartenu si peu, je t’aie moins aimé ? N’est-on pas une femme, ne sait-on pas ses devoirs à dix-sept ans ? Ma mère et mes sœurs n’ont-elles pas dit que c’était mon devoir de vous suivre à la Guyane ? N’ont-elles pas dit que je ne faisais là rien de surprenant ? Je m’étonne seulement que vous en ayez été tou-