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SOUVENIRS

ne m’expliquais pas bien pourquoi, parce qu’il y a des affaires d’État que je n’ai jamais comprises, moi ; mais enfin je croyais cela, et, sans savoir pourquoi, j’étais content.

Je descendis dans ma chambre, et j’allai regarder la lettre sous mon vieil uniforme. Elle avait une autre figure ; il me sembla qu’elle riait, et ses cachets paraissaient couleur de rose. Je ne doutai plus de sa bonté, et je lui fis un petit signe d’amitié.

Malgré cela, je remis mon habit dessus ; elle m’ennuyait.

Nous ne pensâmes plus du tout à la regarder pendant quelques jours, et nous étions gais ; mais quand nous approchâmes du premier degré de latitude, nous commençâmes à ne plus parler.

Un beau matin je m’éveillai assez étonné de ne sentir aucun mouvement dans le bâtiment. À vrai dire, je ne dors jamais que d’un œil, comme on dit, et le roulis me manquant, j’ouvris les deux yeux. Nous étions tombés dans un calme plat, et c’était sous le 1° de latitude nord, au 27° de longitude. Je mis le nez sur le pont : la mer était lisse comme une jatte d’huile ; toutes les voiles ouvertes tombaient collées aux mâts comme des ballons vides. Je dis tout de suite : — J’aurai le temps de te lire, va ! en regardant de travers du côté de la lettre. — J’attendis jusqu’au soir, au coucher du soleil. Cependant il fallait bien en venir là :