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DE SERVITUDE MILITAIRE.

j’ouvris la pendule, et j’en tirai vivement l’ordre cacheté. — Eh bien, mon cher, je le tenais à la main depuis un quart d’heure que je ne pouvais pas encore le lire. Enfin je me dis : — C’est par trop fort ! et je brisai les trois cachets d’un coup de pouce ; et le grand cachet rouge, je le broyai en poussière.

Après avoir lu, je me frottai les yeux, croyant m’être trompé.

Je relus la lettre tout entière ; je la relus encore ; je recommençai en la prenant par la dernière ligne et remontant à la première. Je n’y croyais pas. Mes jambes flageolaient un peu sous moi, je m’assis ; j’avais un certain tremblement sur la peau du visage ; je me frottai un peu les joues avec du rhum, je m’en mis dans le creux des mains : je me faisais pitié à moi-même d’être si bête que cela ; mais ce fut l’affaire d’un moment ; je montai prendre l’air.

Laurette était ce jour-là si jolie, que je ne voulus pas m’approcher d’elle : elle avait une petite robe blanche toute simple, les bras nus jusqu’au col, et ses grands cheveux tombants comme elle les portait toujours. Elle s’amusait à tremper dans la mer son autre robe au bout d’une corde, et riait en cherchant à arrêter les goëmons, plantes marines semblables à des grappes de raisin, et qui flottent sur les eaux des Tropiques.

— Viens donc voir les raisins ! viens donc vite !