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SOUVENIRS

shako pour essuyer son front chauve et quelques cheveux gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses moustaches blanches, d’où tombait la pluie. Il ne s’inquiétait pas de l’effet qu’avait pu faire sur moi son récit. Il ne s’était fait ni meilleur ni plus mauvais qu’il n’était. Il n’avait pas daigné se dessiner. Il ne pensait pas à lui-même, et au bout d’un quart d’heure il entama, sur le même ton, une histoire bien plus longue sur une campagne du maréchal Masséna, où il avait formé son bataillon en carré contre je ne sais quelle cavalerie. Je ne l’écoutai pas, quoiqu’il s’échauffât pour me démontrer la supériorité du fantassin sur le cavalier.

La nuit vint, nous n’allions pas vite. La boue devenait plus épaisse et plus profonde. Rien sur la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au pied d’un arbre mort, le seul arbre du chemin. Il donna d’abord ses soins à son mulet, comme moi à mon cheval. Ensuite il regarda dans la charrette, comme une mère dans le berceau de son enfant. Je l’entendais qui disait : — Allons, ma fille, mets cette redingote sur tes pieds, et tâche de dormir. — Allons, c’est bien ! elle n’a pas une goutte de pluie. — Ah ! diable ! elle a cassé ma montre, que je lui avais laissée au cou ! — Oh ! ma pauvre montre d’argent ! — Allons, c’est égal : mon enfant, tâche de dormir. Voilà le beau temps qui va venir bientôt. — C’est drôle ! elle a toujours la