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SOUVENIRS

mis à calculer que, de 1797 à 1815, où nous étions, dix-huit années s’étaient passées pour cet homme. — Je demeurai longtemps en silence à côté de lui, cherchant à me rendre compte de ce caractère et de cette destinée. Ensuite, à propos de rien, je lui donnai une poignée de main pleine d’enthousiasme. Il en fut étonné.

— Vous êtes un digne homme ! lui dis-je. Il me répondit :

— Eh ! pourquoi donc ? Est-ce à cause de cette pauvre femme ?… Vous sentez bien, mon enfant, que c’était un devoir. Il y a longtemps que j’ai fait abnégation.

Et il me parla encore de Masséna.

Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Béthune, petite ville laide et fortifiée, où l’on dirait que les remparts, en resserrant leur cercle, ont pressé les maisons l’une sur l’autre. Tout y était en confusion, c’était le moment d’une alerte. Les habitants commençaient à retirer leurs drapeaux blancs des fenêtres et à coudre les trois couleurs dans leurs maisons. Les tambours battaient la générale ; les trompettes sonnaient à cheval, par ordre de M. le duc de Berry. Les longues charrettes picardes portaient les Cent-Suisses et leurs bagages ; les canons des Gardes-du-Corps courant aux remparts, les voitures des princes, les escadrons des Compagnies-Rouges se formant, encombraient la ville. La vue des Gendarmes du