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SOUVENIRS

du service, que, grâce peut-être à l’incurie française et à la facile bonhomie de notre caractère, comme compensation, et tout à côté de cette misère de la Servitude militaire, il régnait dans les Armées une sorte de liberté d’esprit qui adoucissait l’humiliation de l’obéissance passive ; et, remarquant dans tout homme de guerre quelque chose d’ouvert et de noblement dégagé, je pensai que cela venait d’une âme reposée et soulagée du poids énorme de la responsabilité. J’étais fort enfant alors, et j’éprouvai peu à peu que ce sentiment allégeait ma conscience ; il me sembla voir dans chaque général en chef une sorte de Moïse, qui devait seul rendre ses terribles comptes à Dieu, après avoir dit aux fils de Lévi : « Passez et repassez au travers du camp ; que chacun tue son frère, son fils, son ami et celui qui lui est le plus proche. » Et il y eut vingt-trois mille hommes de tués, dit l’Exode, ch. XXXII, v. 27 ; car je savais la Bible par cœur, et ce livre et moi étions tellement inséparables que dans les plus longues marches il me suivait presque toujours. On voit quelle fut la première consolation qu’il me donna. Je pensai qu’il faudrait que j’eusse bien du malheur pour qu’un de mes Moïses galonnés d’or m’ordonnât de tuer toute ma famille ; et, en effet, cela ne m’arriva pas, comme je l’avais fort sagement conjecturé. Je pensais aussi que, quand même régnerait sur