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DE SERVITUDE MILITAIRE.

la terre l’impraticable paix de l’abbé de Saint-Pierre, et quand lui-même serait chargé de régulariser cette liberté et cette égalité universelles, il lui faudrait pour cette œuvre quelques régiments de Lévites à qui il pût dire de ceindre l’épée, et à qui leur soumission attirerait la bénédiction du Seigneur. Je cherchais ainsi à capituler avec les monstrueuses résignations de l’obéissance passive, en considérant à quelle source elle remontait, et comme tout ordre social semblait appuyé sur l’obéissance ; mais il me fallut bien des raisonnements et des paradoxes pour parvenir à lui faire prendre quelque place dans mon âme. J’aimais fort à l’infliger et peu à la subir ; je la trouvais admirablement sage sous mes pieds, mais absurde sur ma tête. J’ai vu depuis bien des hommes raisonner ainsi, qui n’avaient pas l’excuse que j’avais alors : j’étais un Lévite de seize ans.

Je n’avais pas alors étendu mes regards sur la patrie entière de notre France, et sur cette autre patrie qui l’entoure, l’Europe ; et de là sur la patrie de l’humanité, le globe, qui devient heureusement plus petit chaque jour, resserré dans la main de la civilisation. Je ne pensai pas combien le cœur de l’homme de guerre serait plus léger encore dans sa poitrine, s’il sentait en lui deux hommes, dont l’un obéirait à l’autre ; s’il savait qu’après son rôle tout rigoureux dans