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DERNIÈRE NUIT DE TRAVAIL.

mais à la longue, le jugement aura tué l’imagination, et avec elle, hélas ! le vrai Poème qu’elle portait dans son sein.

Dans tous les cas, il tuera une partie de lui-même ; mais pour ces demi-suicides, pour ces immenses résignations, il faut encore une force rare. Si elle ne lui a pas été donnée, cette force, ou si les occasions de l’employer ne se trouvent pas sur sa route et lui manquent, même pour s’immoler, si, plongé dans cette lente destruction de lui-même, il ne s’y peut tenir, quel parti prendre ?

Celui que prit Chatterton : se tuer tout entier ; il reste peu à faire.

Le voilà donc criminel ! criminel devant Dieu et les hommes. Car le suicide est un crime religieux et social. Qui veut le nier ? qui pense à dire autre chose ? — C’est ma conviction, comme c’est, je crois, celle de tout le monde. Voilà qui est bien entendu. — Le devoir et la raison le disent. Il ne s’agit que de savoir si le désespoir n’est pas quelque chose d’un peu plus fort que la raison et le devoir.

Certes, on trouverait des choses bien sages à dire à Roméo sur la tombe de Juliette ; mais le malheur est que personne n’oserait ouvrir la bouche pour les prononcer devant une telle douleur. Songez à ceci ! la Raison est une puissance froide et lente qui nous lie peu à peu par les idées qu’elle apporte l’une après l’autre, comme les liens subtils, déliés et innombrables de Gulliver ; elle persuade, elle impose quand le cours ordinaire des jours n’est que peu troublé ; mais le Désespoir véritable est une puissance dévorante, irrésistible, hors des raisonnements, et qui commence par tuer la pensée d’un seul coup. Le Désespoir n’est pas une idée ; c’est une chose, une chose qui torture, qui serre et qui broie le cœur d’un homme comme une tenaille, jusqu’à ce qu’il soit fou et se jette dans la mort comme dans les bras d’une mère.

Est-ce lui qui est coupable, dites-le-moi ? ou bien est-ce la société qui le traque ainsi jusqu’au bout ?