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THÉÂTRE.

Examinons ceci : on peut trouver que c’en est la peine.

Il y a un jeu atroce, commun aux enfants du Midi ; tout le monde le sait. On forme un cercle de charbons ardents ; on saisit un scorpion avec des pinces et on le pose au centre. Il demeure d’abord immobile jusqu’à ce que la chaleur le brûle ; alors il s’effraie et s’agite. On rit. Il se décide vite, marche droit à la flamme, et tente courageusement de se frayer une route à travers les charbons ; mais la douleur est excessive, il se retire. — On rit. — Il fait lentement le tour du cercle et cherche partout un passage impossible. Alors il revient au centre et rentre dans sa première mais plus sombre immobilité. Enfin il prend son parti, retourne contre lui-même son dard empoisonné, et tombe mort sur-le-champ. On rit plus fort que jamais.

C’est lui sans doute qui est cruel et coupable ? Et ces enfants sont bons et innocents.

Quand un homme meurt de cette manière, est-il donc suicide ? C’est la société qui le jette dans le brasier.

Je le répète, la Religion et la Raison, idées sublimes, sont des idées cependant, et il y a telle cause de désespoir extrême qui tue les idées d’abord et l’homme ensuite : la faim, par exemple. — J’espère être assez positif. Ceci n’est pas de l’idéologie.

Il me sera donc permis, peut-être, de dire timidement qu’il serait bon de ne pas laisser un homme arriver jusqu’à ce degré de désespoir.

Je ne demande à la société que ce qu’elle peut faire. Je ne la prierai point d’empêcher les peines de cœur et les infortunes idéales, de faire que Werther et Saint-Preux n’aiment ni Charlotte ni Julie d’Étanges ; je ne la prierai pas d’empêcher qu’un riche désœuvré, roué et blasé, quitte la vie par dégoût de lui-même et des autres. Il y a, je le sais, mille idées de désolation