Page:Vigny - Théâtre, II, éd. Baldensperger, 1927.djvu/249

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
239
DERNIÈRE NUIT DE TRAVAIL.

auxquelles on ne peut rien. — Raison de plus, ce me semble, pour penser à celles auxquelles on peut quelque chose.

L’infirmité de l’inspiration est peut-être ridicule et malséante : je le veux. Mais on pourrait ne pas laisser mourir cette sorte de malades. Ils sont toujours peu nombreux, et je ne puis me refuser à croire qu’ils ont quelque valeur, puisque l’humanité est unanime sur leur grandeur, et les déclare immortels sur quelques vers : quand ils sont morts, il est vrai.

Je sais bien que la rareté même de ces hommes inspirés et malheureux semblera prouver contre ce que j’ai écrit. — Sans doute, l’ébauche imparfaite que j’ai tentée de ces natures divines ne peut retracer que quelques traits des grandes figures du passé. On dira que les symptômes du génie se montrent sans enfantement ou ne produisent que des œuvres avortées ; que tout homme jeune et rêveur n’est pas Poète pour cela ; que des essais ne sont pas des preuves ; que quelques vers ne donnent pas des droits. — Et qu’en savons-nous ? Qui donc nous donne à nous-même le droit d’étouffer le gland, en disant qu’il ne sera pas chêne ?

Je dis, moi, que quelques vers suffiraient à les faire reconnaître de leur vivant, si l’on savait y regarder. Qui ne dit à présent qu’il eût donné tout au moins une pension alimentaire à André Chénier sur l’ode de La Jeune Captive seulement, et l’eût déclaré poète sur les trente vers de Myrto ? Mais je suis assuré que, durant sa vie (et il n’y a pas longtemps de cela), on ne pensait pas ainsi ; car il disait :

Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité.

Jean La Fontaine a gravé pour vous, d’avance, sur sa pierre, avec son insouciance désespérée :

Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Jean s’en alla, comme il était venu,
Mangeant son fonds avec son revenu.